lundi 20 novembre 2017

Stéphane Sangral, une présence creusée d’infini


































L’écriture de Stéphane Sangral ouvre un espace qui n’appartient qu’à lui, elle le porte à la déchirure alors qu’il ne vise que la plénitude d’une totalité mystérieuse, elle l’entraîne sur les chemins arides du vocabulaire philosophique alors qu’il ne trouve la vérité de sa propre énigme que lorsqu’il ose frôler ce qui, de manière ultime, le fascine, l’utilisation poétique du langage.
« Qui suis-je ? » écrit-il en ouverture de son livre, comme en écho, volontaire ou non —mais je le vois mal l’ignorant— à un autre, par trop célèbre, en le début de Nadja, reliant tout naturellement sa question à la société des fantômes. Et il me semble bien qu’à sa façon Stéphane Sangral est lui aussi hanté par une conscience d’être qui ne le rassure pas plus qu’une conscience d’avoir, ou, disons, « d’avoir de l’être ». Il porte son écriture comme une boucle qui risque à tout moment de devenir nœud, voire nœud coulant, au moins autour de sa pensée, mais l’humour n’a pas dit encore chez lui son dernier mot. Il sait trop bien que celui qui écrit est toujours son propre objet, son sujet fuyant, sa propre obscurité, à la fois le témoin et l’accident.














On a beau dire ce qu’on veut, on ne dit guère ce qu’on aurait voulu dire. On a beau être ce que l’on est, on n’est guère que ce qu’on trouve et on ne trouve guère que ce qu’on a déjà trouvé. L’individu n’est jamais autant lui-même que lorsqu’il ne ressemble à rien de connu, à la question en forme de point d’interrogation, où il a la tête plus grosse que le ventre, assis droit sur son point, à moins que ce ne soit sur son poing. Mais la question est inconfortable d’être sans réponse. Vous me direz que si toute question mérite réponse, toute réponse  inclut une série de nouvelles questions qui nous assurent encore un peu de temps devant nous. Et probablement pas mal de livres par la même occasion.  J’en parle avec légèreté, pourquoi en parlerais-je avec lourdeur? L’esprit de sérieux ne mène pas plus loin que les jambes d’Émilienne et on y croise moins de mystère.
« Je est le seul véritable trou noir… » conclut provisoirement l’auteur à la page 56 de son livre. Mais, à la réflexion, est-ce vraiment un livre ? C’est aussi un énervement de la matière-esprit, un voyage en spirale dans une cellule, une liberté prisonnière de sa propre intelligence, une voix sans issue autre que celle de son interrogation infinie, un murmure du cosmos, une parole qui aurait la même qualité que le silence, un silence qui bruirait de tous les mots, de tous les vivants et des morts. Je serait hanté de tous les tu, de tous les ils, de la conscience des pierres et des chevaux, des siècles et des galaxies, de tous les riens du grand Tout, centre de perdition au beau milieu de l’inconnaissable.
Après avoir éprouvé, presque jusqu’à la nausée, le sentiment du texte pour rien, de la boucle s’enroulant autour de son nulle part, voire de la pensée guettée par un tournoiement que n’alimente plus qu’un vide vertigineusement vide — mais à la parole insatiable —, voici que remonte le poète d’un beau coup de pied au fond de la piscine :
« — Oui peut-être. Peut-être. Et pourtant tu écriras le prochain chapitre assis sur un tombeau, c’est-à-dire assis sur une dalle posée sur rien. »













Et voici que, plein de nostalgie, le lecteur soudain revient à ce qui s’écrit en filigrane du texte, du livre, de la pensée qui se cherche sans se reconnaître, à ce qui ne veut pas être démontré, qui donne congé à la raison, au désespoir de la théorie, même pratique, on en fera d’ailleurs une sorte de table des matières, plus ou moins partagée(s), on ne sait plus s’il s’agit de la table ou des matières :
« Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir
et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir »
Table des matières de tous les livres (l’auteur me l’a confirmé), table de vie, table des vertiges, table des voyages au pays des mots, au pays des morts, dans des pays qui ne sont pas des pays, mais des sensations, des sentiments, des reniflements d’étrange
(pourquoi ai-je inconsciemment pensé à Michaux ?), alors que les deux vers que je viens de citer sont plutôt du côté de Mallarmé ou d’Éluard, quelque chose tombe, dans le texte, pluie sur l’écriture, comme un crépuscule, à la fois brouillant et révélant le sens, le sang qui s’écoule chaque jour du rêve perdu, du sens sombre du bonheur de vivre, de la possibilité d’aimer, encore, toujours. Bien plus loin qu’un simple "malgré tout".
On croit Stéphane Sangral ici, en fait il est déjà ailleurs, arpentant les mots et les morts, ou la mort, passager clandestin de l’ambiguïté des contraires dont il s’amuse, dont il aime abuser pour le plaisir de qui aime tourbillonner dans la pensée avec lui. « Qu’est-ce qui sépare la vie de la mort ? » demande-t-il comme si l’une avait constamment sur l’autre un incurable retard proche de celui qu’Alain Jouffroy avait décelé à propos des mots. Peut-être n’y a-t-il que la distance d’un mot pour séparer l’une de l’autre, mais toute séparation est artificielle, l’une est dans l’autre, indissolublement liée(s), l’une inscrite dans une durée, l’autre exclue de toute durée, dans un non-temps sans existence.
Le livre est foisonnant de questions aussi brillantes que sincères et on ne saurait guère les recenser toutes. Pour donner ne serait-ce qu’une idée de son style, en voici quelques-unes qui portent loin et juste :
« Un psychisme peut-il se structurer dans une perspective illimitée ? Et si oui, l’usure, sous la forme de la lassitude, et puis de l’intolérable ennui, ne viendra-t-elle pas fatalement l’envahir, et puis le disloquer ? Si l’on fait l’expérience, avec un souvenir heureux, de l’imaginer étiré sur une durée démesurée, ne s’imprègne-t-il pas automatiquement d’un goût douloureusement fade, puis âcre jusqu’à l’écœurement, ne se fait-il pas systématiquement avaler par le malheur ? L’invivable est-il au cœur de la vie ? Et si oui, prend-il fatalement de l’ampleur à mesure que le temps passe ? »
J’avoue avoir toujours eu le sentiment que les questions sont beaucoup plus importantes que les réponses qu’on peut prétendre leur apporter. Comme si les réponses avaient un peu partie liée avec la mort, tandis que les questions sont, elles, porteuses de vie, d’incertitudes, d’espoir, d’amour, d’ouverture, de contradictions sans doute. Oui, au cœur de la vie, il y a l’invivable, il est même très exactement le prix de la vie, le hors de prix. Chacun trouve son issue, mais je n’oublie pas non plus que la vie des uns n’a pas grand-chose à voir avec la vie des autres. Aujourd’hui même, à nos portes, il y a des vies bafouées, niées, piétinées, et ces vies-là ne nous renvoient qu’à notre propre impuissance.
La voilà aussi reconnue, ici, « L’ombre lente de nos fuites. »



Stéphane Sangral - Des dalles posées sur rien - éditions Galilée





                                                                                                         Pierre Vandrepote




mercredi 1 novembre 2017

Christian Hibon, à grands pas dans la nuit





Quelqu’un, un jour, a écrit une des phrases dont l’esprit poétique m’a le plus définitivement fasciné, sans que j’aie jamais compris si c’était une question ou une réponse, une constatation ou la morale implicite d’un libre génie de l’air : Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus. Aujourd’hui, bien sûr, tout le monde sait qu’il s’agit de Richard Brautigan, mais ce n’était guère le cas lorsque le jeune homme de vingt-et-un ans partait à la découverte de sa propre vie qu’il abrégerait en 1984. Je connais un autre poète inconnu qui, comme moi, aime beaucoup Richard Brautigan.









       Ce poète s’appelle Christian Hibon, il est bien vivant, il écrit, difficile de dire si c’est peu ou beaucoup, je crois qu’il ne sait pas exactement lui-même, il vit, jour et nuit (même si vous ne le connaissez pas ou peu), il vit son jour la nuit et sa nuit comme un jour, enfin c’est ce que je crois quand nous nous retrouvons parfois. En tant qu’inconnus, nous nous connaissons depuis une quarantaine d’années, ce qui fait du temps, des textes, des silences, des dessins, des errances, des voyages, des femmes, des fidélités, des amitiés, des suicides, des passages, des rencontres, des villes, des solitudes, des pétitions de prince et des répétitions de principes, des alcools forts et des brumes tendres, des échecs comme des jeux, des réussites comme une dernière carte, des publications discrètes, d’ailleurs en voici une, au titre énigmatique, Dix, les trophées, Journal d’un guetteur, accompagné d’un autre, guetteur d’inscriptions rares, Marc Pessin. Ne cherchez pas le nom de Christian Hibon dans les anthologies de poésie contemporaine, vous ne le croiserez guère, il n’y est pas. Ce n’est pas là qu’il est. Alors, où est-il, le fameux « je » à connaître ? Posez-vous la question pour vous-même, vous verrez, c’est assez intéressant. 

Christian Hibon est un poète, autant par absence que dans ses fugaces apparitions. Il y a des êtres qui ont besoin de preuves pour exister, et surtout à leurs propres yeux, il en est d’autres qui passent leur vie entière en quête de ce qui pourrait bien ressembler à une présence, tels des dieux hésitants, pourtant pleinement engagés dans un rêve de l’amour qui ne les quitte pas. La poésie de Christian est à la fois précise et précieuse, joueuse avec les mots, évocatrice de paradis mi-réels mi-abandonnés au chemin d’enfance. Sa forêt personnelle, si hantée de fées, demeure un lieu aveugle où rien n’existe sans la complicité du désir et de son accomplissement sur les registres de l’invisible.
Il ne faut jamais réveiller une fée quand elle dort, celui qui s’y risquerait se verrait lui-même disparaître. Or,

« Il n’y a pas de réparation possible quand on manque un rendez-vous. Les fées ont leur temps unique, imparable, tel un sablier rempli de fougères et d’orties, et plus, la sève de tous les arbres : la dernière goutte a votre visage, ou non. »




© Marc Pessin, encre




Impossible pour moi de séparer l’homme du poète, le poète de sa vie, ce qu’il cherche de ce qu’il a déjà trouvé, ce qu’il aime de ce qui nourrit sa colère, sa "bonté" (au sens qu’Apollinaire a su dire) de sa révolte, une certaine « haute solitude » qui est la sienne de son désir fou de l’autre, impossible pour moi de séparer l’homme de l’ami, nous avons trop de « lisières » en commun et nos terres ne sont guère faites pour la culture.

Il me reste à dire que les encres de Marc Pessin sont comme autant d’étoiles noires venues consteller de leurs fleurs du bien les dix proses de Christian. Et encore, je salue la belle citation — hommage à l’ami Serge Sautreau, preuve qu’un poète mort est toujours un poète vivant.




Christian Hibon - Dix, les Trophées (Journal d’un guetteur) -
accompagné d’encres de Marc Pessin
Éditions le Verbe et l’Empreinte, juillet 2017






                                                                                                    Pierre Vandrepote