lundi 5 janvier 2015

Un rêve empli de réel










© Liliana Vidori - Apparition/Effacement - Paris, 2014








Si l’on veut rêver la vie pour en toucher la chair, on n’a pas d’autre choix que de partir de ce point extrêmement flou qu’on a pourtant la naïve audace de nommer soi. Ce qui paraît simple, énoncé de cette façon, se révèle assez vite mystérieux, ambigu, voire inaccessible. C’est qu’il ne s’agit pas de littérature mais de vérité, non de mots dont on se paie si aisément, mais d’une quête de réalité et de sang, ce qui regarde, la plupart du temps, assez peu les mots. Voudrait-on que la vie ait un sens, on en serait pour ses frais. Chaque direction, droite, brisée, courbe, est déjà une direction, il en est d’infinies. Il y a donc au minimum des sens, malgré tout. Une rue s’enclenche dans une autre, assez fixement. L’esprit vagabonde sans qu’on y prenne garde; est-on encore dans cette ville, dans cette soirée doucement vanillée ? On reconnaît le bord du trottoir où on est déjà passé hier, c’était pourtant un autre voyage. Ce n’est plus désormais qu’une répétition destinée à marquer un autre lieu encore non perceptible.




© Liliana Vidori - Issoudun - 2014






Ainsi en va-t-il des mots qui n’ont pas le sens qu’on pense, qui peuvent en avoir de diamétralement opposés à celui ou ceux auxquels croient pouvoir les circonscrire les dictionnaires. Souvent, lorsque je tente d’écrire quelques phrases, je suis surpris par mon imprécision, j’ai l’impression que ce que j’ai voulu dire est comme déformé par le contexte, inadéquat au sentiment que je voulais rendre. Souvent, j’ai ce sentiment, un peu ridicule il faut bien dire, que j’ai été trahi par les mots, à moins que ce ne soit tout simplement moi qui les ai trahis. La certitude d’écrire ne va pas sans l’incertitude du dire. On peut s’en sortir, comme le fait trop avantageusement l’époque, par la fiction romanesque et ses témoignages édulcorés, prétendant jouer sur tous les tableaux à la fois, l’imaginaire, les vérités, les mensonges, la fiction individuelle, les romances sociales, les classiques “mentir vrai” du jeu littéraire, le tout mêlé sans fin dans des proportions variables. Cela ne me rassure ni ne me convainc. Je voudrais parfois que le mot soit là, inamovible, posé comme une pierre sauvage dans un champ peu entretenu.

Ce que j’appelle ici le rêve de la vie s’écrit très exactement entre les lignes. Il y a une grande étrangeté dans le fait que la vie, pour pénétrer mieux l’âme humaine, ait besoin de s’inscrire en nous à l’aide de mots, qu’elle ait besoin d’être énoncée pour devenir réelle. Sans doute est-ce ce qui le plus subtilement lie notre être à notre oeuvre, à ce que nous rêvons de toucher quand bien même nous n’y parviendrions jamais. Qui pourrait croire à l’achèvement d’une seule entreprise dans un monde où, par définition, rien n’a jamais de fin ? Si on en croit ce qui se dit très scientifiquement, la lune ne cesse de s’éloigner de quelques centimètres par an de la planète Terre. Belle image de ce que nous sommes capables de percevoir en termes d’immobilité, voire d’éternité.

Ayant été récemment blessé à la jambe, je me suis aperçu que j’avais envie de traiter du fait d’écrire, du mien, comme on tenterait de traiter d’une blessure, de la douleur qu’elle ouvre dans le champ du corps. Il m’a semblé alors qu’écrire c’était éprouver la douleur du rêve, plonger au sein de ce qui ne ferme pas, de ce qui ne (se) raconte pas d’histoire. En fait, il n’y a d’ordre que précaire, les cartes sont battues et distribuées, mais on ne sait par quoi ni dans quelles conditions. Il n’y a peut-être même pas de niveaux de réalité. Seule une inconstante brûlure. Tout est vrai dans nos sensations, aussi éphémères soient-elles. Qu’on écrive autant de livres qu’on voudra — notre époque est si friande d’elle-même qu’elle ne cesse d’enregistrer sa propre disparition —, le livre demeure cette utopie absolue que quelques rares poètes chassent avant de se fondre aux couleurs lointaines de la ligne d’horizon.




© Liliana Vidori - Le fantôme de la rue Schoelcher - 2014 - Paris






Ces poètes, comme on sait, n’ont pas de biographie. Parfois ce sont des piétons de l’âme, des chercheurs troublés par ce qui s’abandonne au beau vocable de révélation, ils ont l’optimisme pluvieux et le pessimisme des grands coursiers à la crinière éployée. Généralement ils passent, et on ne les voit pas passer. Il arrive que l’homme soit aussi ce cheval fou que seule la nuit traverse. Ces poètes dialoguent avec les morts, ne sachant de la vitesse ou de l’immobilité laquelle annule l’autre.

Je veux traiter du fait de vivre, ce qui revient à vouloir circonvenir l’intraitable. L’après-midi tombe dans la déshérence d’un temps beaucoup trop vaste pour lui, il y faudrait un projet qui tienne jusqu’au crépuscule, ajustant les gestes au vide, la vie à cette pluie négligente et silencieuse. Combien de fois aurai-je désiré me confondre avec ce sentiment de la flânerie qui ne me quitte jamais tout à fait au coeur même de l’émotion, qu’elle soit solitaire ou partagée. Le poids de la vie, qui pourrait  prétendre l’avoir évalué dans chaque instant vécu, à l’occasion d’un départ inattendu, dans une sensation de malheur ou de bonheur soudains ? Je me représente un puissant mystère à cette belle phrase de Guillaume Apollinaire se remémorant son lointain Auteuil : “Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent les plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur.” Aujourd’hui, en l’an 2012, un siècle exact me sépare de ce temps, de ce lieu, de cette belle tristesse du poète, et c’est comme si le vent grandiose à peine visible de la nostalgie venait d’être inventé. Cette abolition du temps, je la rêve, oserai-je dire, dans les jambes d’Apollinaire, dans la géographie poétique d’un temps que nous n’avons pas connu. Il ne saurait y avoir de dérive plus fraternelle à l’intérieur de ce que nous appelons l’expérience de vivre.



© Liliana Vidori - Un voyage imaginaire - 2014







Il fallait que la pensée qui cherche à se dire prenne la coloration de l’humaine indolence. Notre siècle, qui est sec, entièrement voué à la fausseté des échanges, est touristique, mais guère voyageur. Le difficile est sans doute d’avancer dans le chaos sans rien abandonner. Le plus souvent, c’est écrire qui représente pour moi le plus grand voyage. Manière sans doute de sauver son rêve, et soi-même avec. Assez banalement, je me rends compte que le temps est mon pire ennemi et, pourtant, un assez aimable allié. Chacun est persuadé qu’il a quelque chose d’urgent à trafiquer dans le réel de l’heure qui suit. A quoi sommes-nous tenus pour prouver notre présence, qui pourrait  avoir le front d’en juger, ou seulement le désir ? Je parlais à l’instant d’avancer, il suffit bien de se maintenir, d’être en vigilance; à chaque pas c’est le néant qui guette, inlassable. C’est bien Goethe, dans ses  Conversations avec Eckermann, qui a fait la plus belle remarque sur ce qu’on pourrait appeler le chemin de vie: “Il ne faut pas se contenter de faire des pas qui mèneront un jour au but, mais chaque pas doit être un but et être considéré en lui-même comme un pas.” Le seul fondement moral de la vie qui me protège de toute croyance, c’est le rêve, comme un masque que je peux ajuster sur mon visage, plus encore diurne que nocturne. Ce qui manque n’a pas de nom, c’est bien là l’éternelle faiblesse, notre faille au coeur du dicible. De cette douleur, l’écriture guérit bien moins que l’amour. J’attends tout de l’autre, mon “je” n’est qu’un “je” de croisière. Ne me dites pas qu’il faut s’aimer davantage, vous pourriez faire couler le navire, et toi mon ami, nous y serions ensemble.


Photographies Liliana Vidori

                                         Pierre Vandrepote





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