samedi 24 janvier 2015

PUNTO SEGUIDO n° 57, Medellín, Colombie, 2014-2015










La poésie est effectivement errante, elle court à la surface de la planète à la manière du feu follet sans qu’on sache ni ne comprenne comment elle est arrivée là. Beauté des relations humaines, mystère de la navigation secrète des sensibilités, écho rare et précieux de ce qui s’échange librement en dehors des habituelles vanités.








© Couverture de la revue Punto Seguido, 2014-2015








Le texte de cette errance a pris ses espaces et ses lieux. Il a pris son temps aussi. Mon ami Laurens Vancrevel l’a publié dans sa revue Brumes Blondes. C’était Amsterdam et la magie des ciels où la lumière se marie si bien au gris, ce rêve intérieur.

Et puis voici qu’à l’intérieur d’un autre rêve — peut-on imaginer Medellin que je ne connais pas — s’éveille, grâce à un poète à l’oreille inconnue, Jhon Sosa, ce texte que j’avais intitulé Pour une poésie errante, naguère déjà, et qu’il vient donc de publier à nouveau dans la revue Punto Seguido, cette fois en espagnol.
L’écrivant en 2008, j’avais éprouvé la nécessité de citer le grand poète Octavio Paz. Cela n’a sans doute pas échappé à nos poètes de l’Amérique du sud d’aujourd’hui.







Pour une poésie errante, P.V.






Présentation de L. Vancrevel






Ce texte a été lu dans le cadre des Rencontres "Réenchanter le monde"
à Fontenay-le-comte en octobre 2009, archives de la ville








 Pour une poésie errante



   Sans prétendre assigner un but à la poésie, pas plus qu’à l’art d’une façon générale, il me semble que la création a toujours un sens, quand bien même elle s’ingénierait parfois à ne pas l’avouer, voire à affirmer le contraire. La folie elle-même ne saurait être totalement hors du sens, sinon elle échapperait à ce qui la fonde, la condition d’être humain. On se souvient du “signe ascendant” jadis indiqué par Breton; si les larmes ne sont pas plus “ascendantes” que le rire, et réciproquement, on ne saurait pas davantage fixer à la poésie le but de pulvériser le désespoir que celui de promettre la dispersion du malheur. Pourtant la poésie est bien l’enjeu de la vie, son rêve réel, celui de chacun. Lorsqu’un enfant meurt de faim, ce n’est pas son rêve qui a tort, c’est l’insupportable prose du monde des adultes qui le tue. On me dira que la poésie, ce n’est pas toute la vie, mais que vaut la vie si elle est réduite à un squelette, à un simple “ne pas mourir” ? Dussé-je en surprendre plus d’un, sous cet angle notamment, le projet surréaliste ne me paraît en rien obsolète puisqu’il a toujours refusé les dichotomies tendant à séparer les différentes aspirations de l’homme, d’où son attachement à l’idée d’une “révolution” qui toucherait à la fois les structures sociales et les structures mentales. Mai 68 demeure à ce jour la seule tentative de réalisation, de fusion immédiates, ici maintenant, de ces deux grands désirs. 

   Nous savons aussi que l’histoire ne se suspend pas d’un trait de plume, que le monde n’est jamais figé, que toutes les expériences viennent alimenter les énormes machineries sociales, que celles-ci les digèrent comme le reste, même si bien malin celui qui pourra dire quand une civilisation devient mortelle. Ce qui par ailleurs me frappe dans l’étrange époque que nous vivons, c’est le vertige constant dans lequel elle évolue et qui la fait évoluer, alors qu’à tous égards les bases de notre monde semblent fondre comme glacier au soleil, que nous nous “installons” dans une sorte de précarité à la fois sociale et métaphysique qui nous rend fragiles et bien sûr vulnérables.

   La question de l’engagement telle qu’elle a été posée au siècle dernier mérite d’être entièrement revue à la lumière des nouvelles réalités sociales que nous connaissons aujourd’hui. La poésie, la littérature, le cinéma, l’art sont désormais par essence “engagés” dans des processus culturels mondiaux qui déterminent des formes peu contrôlables de la sensibilité. Qui oserait prétendre que l’art ne change pas effectivement la vie, que la poésie n’a pas bousculé par son lyrisme, ou son humour, ou son insolence les principes identitaires de la pensée et du langage, que la peinture ne nous a pas appris à voir autre chose à travers les apparences, et ceci depuis toujours ? Le poète n’a jamais été le doux et inutile rêveur que certains voudraient qu’il soit; il est bien au contraire celui qui fait rêver le rêve de tous, qui perçoit le réel d’une manière unique, qui partage cette perception avec d’autres, agrandissant ainsi à l’infini le champ des possibles, le chant de l’impossible. C’est en cela que la poésie et l’art élargissent le réel de façon non dogmatique, s’appuyant moins sur des idées que sur des subjectivités ouvertes et inventives.

    La parole poétique est toujours le reflet d’une dissidence, que celle-ci soit perceptible ou non d’une manière immédiate. A nouveau, je ne puis m’empêcher de citer Octavio Paz dans cette formule magnifiquement ramassée: “Etre ‘social’, pour un écrivain, signifie: cultiver ses tendances asociales.” Pour le poète, le monde ne saurait être soluble, en lieu ultime, que dans la poésie. C’est comme si le poème veillait sur le monde, l’empêchait de mourir, de s’engouffrer dans l’inanité, le rendait à sa réalité profonde qui est d’ordre magique, alors que les hommes ne cessent de l’exploiter en courant le grand danger de le détruire tout en se détruisant eux-mêmes. Tout le monde sait cela maintenant, mais nous préférons la cécité à l’interrogation du voyant et c’est ici que les chemins se séparent terriblement, peut-être à jamais.

   J’ai parlé tout à l’heure d’une certaine précarité, à la fois matérielle et spirituelle, qui serait l’imprévisible résultat des sociétés de consommation abusive des ressources. Il y aurait à méditer sur ce curieux renversement des “valeurs” qui n’en sont guère. La course aux richesses matérielles pourrait finalement s’abîmer dans une paupérisation généralisée des peuples qui, elle, n’aurait rien d’idéologique. Je crains malheureusement qu’ici la poésie ne puisse plus rien; dans l’ordre du quantitatif, c’est la pensée rationnelle qui est aux commandes, responsable de ses réussites et de ses échecs.

   De toute manière on ne saurait confondre ce qui prive l’homme et ce qui le libère, l’errance psychologique de l’esprit et la quête d’un sens qui indéfiniment se dérobe. Ce que j’appelle ici la poésie errante, c’est celle qui ne se laisse enserrer dans aucune définition, celle qu’on trouve plutôt dans les bois que dans les lois, celle qui se joue du temps et des lieux, celle que les mots prolongent comme des couteaux de chair. Au fond de l’être le plus solitaire, le plus apparemment coupé de tous et dénué de tout, il y a une parole qui erre vers l’autre et le hante; cet homme est parfois le poète implacable d’un monde hésitant — appelez-le Rimbaud ou Artaud si vous voulez —, cet homme détruit la misère d’un monde et défriche les inaccessibles silences.

                                                                           septembre  2008







Punto Seguido, © collage de Vinz





                                                                                                                             Pierre Vandrepote






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