jeudi 11 septembre 2014

Jephan de Villiers, berger des soleils noirs








© Jephan de Villiers







     Il y a un moment irremplaçable entre les êtres, c’est celui où on ne se connaît pas encore. Le début de la rencontre, le moment où on attend tout de l’autre. Ce n’est pas un moment d’amour, pas même encore un moment d’amitié. Une disponibilité flotte dans l’air, avec beaucoup de silence autour. C’est comme si une révélation allait se produire, qui vous concerne vous, plutôt que l’autre. Le moment où on sort du connu pour entrer dans l’inconnu, où on passe du même à l’autre, mais sans jamais se perdre vraiment. Pourtant cet autre nous fait découvrir un paysage que nous ne connaissions pas, que nous n’avions pas imaginé. Le mystère est que ce paysage nous est malgré tout familier, qu’il n’existe pas dans le réel connu, identifié, mais que son étrangeté même ne nous est pas incompréhensible, comme si elle faisait partie de nous depuis toujours sans que nous le sachions. Pour que nous aimions un être, une œuvre, il faut que nous soyons en mesure de le reconnaître. Curieusement, pas de connaissance sans reconnaissance. Est-ce de là que vient l’ambiguité, dans notre langue, du sens de ce mot ? L’autre est ainsi une passerelle vers l’inconnu, il nous montre combien nous sommes mobiles à l’intérieur de nous-mêmes, comme nos frontières perceptives sont perméables au rêve d’autrui.





















Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Jephan de Villiers, c’était à l’occasion d’une de ses expositions à la 

Commanderie des Antonins de Saint-Marc-la-Lande, lieu magique s’il en fût, replié et déplié sur son propre secret. Un tel environnement est presque un prolongement objectif des expositions qui y sont présentées. Ce fut le cas pour celle de Bernard Devisme, c’est aujourd’hui un écrin pour les êtres montés de la terre et des bois que Jephan de Villiers y convoque. On ne sait quel nom leur donner à ces êtres qui nous regardent mi-inquiets mi-éberlués, comme si nous leur paraissions irrréels et plutôt dangereux : des gnomes, des génies errants venus de la nuit des forêts, de formes inconnues jusqu’à présent de l’espace-temps ? Le « sculpteur » les nomme lui-même des bois-corps, désignant ainsi au plus simple leur matérialité. Je mets « sculpteur » entre guillemets tant ce n’est pas la technique de mise en œuvre de cet univers qui me paraît déterminante, mais le travail poétique de l’imagination qui nous trouble au plus profond. Deux éléments se sont conjugués dans l’enfance de Jephan. Il déclare lui-même : « Creuser la terre, parler aux fourmis, c’étaient là mes premières découvertes de la nature, mon second ailleurs après la tête. » Et un peu plus loin, il ajoute : « Cet environnement était très stimulant. Il m’encourageait à m’extérioriser, à m’exprimer pour essayer de dire sans le savoir le trouble de l’existence. »(*)







Les bâtons du vent
© J. de Villiers





















Rien n’est souvent plus tragique, contrairement à ce que croit l’adulte, que le jeu de l’enfant. Le divertissement est d’abord un arrachement à la banale répétition des jours, à un quotidien mal supporté. Le monde, les tribus intérieures que Jephan de Villiers a conçus au fil du temps, les portant vers le jour, ce sont des pensées matérialisées, du rêve qui aurait eu le dur désir d’apparaître. Monde énigmatique, processionnaire qu’aucun dieu ne saurait combler. Il n’y a pas qu’une seule dimension ludique dans l’œuvre que l’artiste propose à notre dérive, il y a aussi, me semble-t-il, le signe que nous fait un contre-monde pour nous mettre en garde face au danger que représentent aujourd’hui nos actions humaines essentiellement basées sur l’exploitation de tous les équilibres naturels qui assurent la possibilité de la vie sur une planète désormais inquiète dans sa chair même.
Ces petits êtres rêveurs qui viennent nous visiter ont peut-être une double fonction, celle de nous éveiller à notre conscience la plus souterraine, celle de nous avertir que la vie n’est jamais complètement séparée de ce qui la nie.






Avant l'envol. Autoportrait aux racines sur la tête.
© J. de Villiers






     Nul doute que Jephan de Villiers soit un artiste, un sculpteur, mais il est surtout un poète de la vision intérieure. Dans son « Autoportrait aux racines sur la tête », il retrouve d’instinct la légende qui fait de l’homme un Arbre inversé, symbole sans doute de l’unité du monde, mais aussi de son questionnement, de son infini déchirement. 



(*) Les citations sont extraites de : Jephan de Villiers, Conversation avec Arnaud Matagne, éditions Tandem.




Pierre Vandrepote

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