dimanche 10 août 2014

Gaston Chaissac, l'inspiré solitaire






Chaissac au visage masqué


 











(montage à partir de la photographie de couverture du livre de
Gilles Ehrmann Les inspirés et leurs demeures
aux éditions du Temps, 1962)





























                                                                                                                                                                           


    


     Chaissac, c’est le peintre que tout le monde connaît, ou croit connaître, les totems, le dessin d’enfant revisité, celui qui a donné à Dubuffet l’idée de l’Art Brut, le cordonnier sans chaussures, aux semelles de vent à sa façon lui aussi; celui qui n’a pas commencé tôt, mais qui a peut-être commencé, en fin de compte, plus tôt que son “savant” d’acolyte;  l’éprouvé des sentiments, le réprouvé du voisinage, celui qui savait la différence entre les villes et la campagne, entre l’histoire de la peinture et les histoires subtilement idiotes qui s’inventent dans les villages; Chaissac, paysan et artiste, roublard et cultivé, à l’intelligence sensible, généreuse et brisée. A trente ans, il cherche comme il cherchera toute sa vie, mais il se connaît mieux que quiconque; il sait qu’il n’est pas un ignorant (et moins encore un “naïf”), il se perçoit même très exactement comme un “cérébral”, comme un homme “désabusé”, sans illusions. Pourtant, à aucun moment, lui qui sera toujours poursuivi par un profond sentiment d’échec social, n’aura la crainte d’être un peintre raté, et cette certitude, maintenue au milieu de tant de vicissitudes, nous le rend fraternel, plus vrai que bien de ses contemporains à succès. D’un peintre, d’un écrivain, d’un poète, de ce que l’on nomme un artiste sans trop savoir ce que l’on nomme exactement, il est toujours intéressant de savoir d’où il crée, la signification unique de son vécu, cette secrète et imprévisible alchimie produite par la rencontre d’un tempérament et d’une époque. De ce point de vue, la manière qu’a Chaissac de traverser les années de guerre comme un inclassable “Pierrot lunaire” est plutôt poignante, dans la mesure où on a le sentiment que c’est un malheur intérieur qui traverse un malheur général, en parfaite ignorance l’un de l’autre. Par ailleurs, il semble bien que le poids de la pire quotidienneté ait pesé dès l’enfance sur le jeune Chaissac qui se sentira le plus souvent inadapté à la vie sociale, peut-être à la vie tout court.





Les mains de Gaston Chaissac






     Mais il est aussi un être, comme sa vie ultérieure le démontrera, riche de toutes sortes de contradictions, solitaire perpétuellement en quête de reconnaissance, marginalisé ne détestant pas rêver la première place, généreux mais pas étranger au désir de revanche, moqué et moqueur avec combien de finesse, au point que ses interlocuteurs ne perçoivent pas la raillerie, gai parfois d’avoir tout perdu ou rien gagné, dépressif sans doute comme un qui passe “de longs moments à cheval sur des murs, des murs immobiles hélas...” Ce qui sauvera Chaissac, et nous avec, c’est sa prodigieuse capacité d’invention, son humour qu’on ne peut qualifier que de métaphysique. La distance qu’il s’avère capable de prendre avec le réel et l’adversité correspond à l’espace de son génie singulier. Dès l’enfance, il est mal dans sa peau; clown triste, il sait toutefois se faire remarquer, aime attirer l’attention, est doué d’une belle voix. Une sorte de “rêveur définitif” en milieu hostile, pourrait-on dire.






La vie quotidienne selon G. Chaissac








     Chaissac est un solitaire qui s’ennuie terriblement des autres; comme tout créateur, il est à la fois enfermé dans sa création qui l’isole et lui donne soif de partage. L’étrange séducteur qu’il est écrit à celle qui deviendra sa femme: “C’est dommage que vous n’êtes pas un garçon, vous seriez un bon copain.” Certainement il est charmé par Camille, il le lui a dit, mais c’est pourtant bien aussi une manière d’avouer qu’il est en recherche d’une totale complicité de vie, de liberté, de vagabondage, au-delà du sexe, en tout cas dans un lieu difficile à situer entre amitié, amour, fraternité, voire compréhension de ce qui ne saurait être partagé. Être aimé, c’est probablement merveille pour cet homme qui souffre de ce sentiment de rejet qu’il perçoit trop souvent, diffus, quelquefois à peine voilé. D’autant que même s’il vit une vie relativement sédentaire, il est en un point obscur de lui-même un être sans feu ni lieu. Puisqu’on ne veut pas de lui, puisqu’il n’est qu’un pauvre diable, puisqu’il est un être socialement et ontologiquement raté, pourquoi ne pourrait-il pas partir n’importe où, ce qu’il envisage un moment, mais, où que ce soit, se débarrasserait-il de lui-même ? Est-ce que cela le sauverait ?  Nous voici à la question centrale, elle le hante souterrainement depuis toujours: qu’est-ce que c’est que vivre, peindre, écrire, si ce ne sont pas des moyens de se délivrer de l’angoisse d’être, ou d’être si peu ? Vous croyez que c’est innocence que dessiner, colorier, tenter de trouver une place pour chaque chose, enfermer chaque réalité dans son propre dessin; eh bien moi je crois que Chaissac dessine et peint au lasso pour attraper les choses et les choses de l’esprit. En fait, il écrit comme il dessine, il cerne des éléments, les met bout à bout dans un apparent désordre, il joue sérieusement, il a l’innocence calculée de celui qui n’est pas innocent et ne sait pas calculer. Malicieux et désarmant le style de cet épistolier, lui ajoutant de la valeur par un art consommé de la maladresse de construction, voire de la faute d’orthographe. Tout est autobiographie dans ce que peint ou écrit Chaissac, mais comme s’il s’agissait de la biographie de quelqu’un qui n’en a pas. Il n’y a ni pittoresque particulier ni aventures grandioses dans sa vie, ce qui fait qu’il est un artiste tout entier dans sa propre tension; il est plasticien dans l’expérimentation de la peinture, de la matière, du dessin, des épluchures de courges ou des mares dessinées au sol par la pluie, enfin de toutes les techniques que l’on sait, qu’il invente, mais que la lassitude foncière de son tempérament l’empêchera le plus souvent d’exploiter. Voulait-il être davantage encore écrivain, poète, que peintre ? C’est possible, il y a chez lui une belle jouissance  d’ “écriveur”, aimant énoncer des propositions saugrenues, cultivant le désir de surprendre, de déranger habitudes et manières de sentir, introduisant l’originalité dans l’espace du banal quotidien. Dans ses poèmes, l’étrangeté de l’inspiration n’est pas sans lien avec l’écriture automatique chère aux surréalistes, mais c’est dans ses lettres que Chaissac donne son inimitable mesure. On y trouve quelquefois des confidences dont le ton est parfaitement inhabituel, par exemple ceci: “La peinture ça ne m’intéresse plus, ce que j’aime c’est les feuilles des arbres quand elles remuent. J’ai habité une grande bâtisse où le vent disait des choses tragiques en traversant le grenier”. Dans une lettre, on peut tout dire, à peine un genre littéraire, on peut digresser, musarder, aller de droite et de gauche, plaisanter, être profond ou familier, livrer son humeur, la cacher, on a le droit de se contredire et de contredire la contradiction, on n’écrit sous le contrôle de personne, à peine sous son propre contrôle, pour intéresser le destinataire, on écrit de singulier à singulier, il est libre de ne pas répondre, mais au moins on apostrophe quelqu’un, on ne parle pas dans le désert, à moins que les mots soient toujours un peu tracés sur du sable.




Avoir les pieds sur terre selon G. Chaissac





      Chaissac sait bien tout cela et il en joue admirablement. Tout autodidacte qu’il soit, sa sensibilité est multiple et constamment à fleur de peau; il sait très bien qu’il n’est pas un “professionnel”, qu’il n’en sera jamais un parce que quelque chose en lui s’oppose à cela, parce qu’au fond il y perdrait son âme. Et il lui arrive d’émettre les plus grands doutes sur l’art de son époque : “ Artiste est un mot qui ne veut d’ailleurs probablement pas dire grand-chose et c’est même au temps où on faisait le moins de cas des vocations que l’art brillait le plus.” Prenez cela comme vous voudrez, on ne leurre pas si facilement le peintre “naïf” nommé “Gaston Chaissac, cousu main et Grand choix d’idées contradictoires.



                                                                                                                         
                                                                                                         Texte Pierre Vandrepote









3 commentaires:

  1. Sous les pavés de la civilisation il y a rarement la plage. On peut trouver en revanche le sable des déserts, que tu évoques si bien à propos de la communication entre les êtres. La distance entre les deux (sable et pavés) est pourtant ténue.
    Chaissac "à fleur de peau", rose des sables (avec toute l'ambivalence du mot)... une façon d'être au monde et à autrui, façon sans contrefaçon d' "avoir les pieds sur terre".

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  2. Laissez un commentaire pour quoi faire...
    Nous sommes une grande famille, nous nous reconnaissons parce que nous souffrons et nous jouons, nous cherchons d'une façon proche.
    Je ne trouve jamais, c'est juste le pas de plus pour ne pas perdre mon équilibre, pour éviter de ressentir ma chute.
    Je ne sais pourquoi je parle,ainsi, je reconnais trop Chaissac, Gaston, en plus c'est un de mes prénoms. Le mari de l'institutrice, ainsi le nommaient les gens du village, lui qui perdait sa bicyclette.
    Son oeuvre est bouleversante parce qu'elle touche à l'enfance dans ce corps d'adulte qui ose s'avancer. Lorsque je regarde ses peintures, je ne suis pas joyeux, mais je descends en moi dans le silence.
    Je le respecte profondément.
    Merci à Pierre d'avoir osé dire une des vérités si proche de ce que nous sommes.

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  3. À lire: la grande correspondance entre le peintre Louis Cattiaux et Gaston Chaissac. Trop peu connue !

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